Nick Andros
Il s’arrêta, un petit sourire sur
les lèvres. Il s’était déjà trouvé dans de drôles d’endroits, mais il n’aurait
jamais cru se voir un jour dans le bureau d’un shérif, chargé de surveiller
trois hommes qui lui avaient flanqué une raclée, en train d’écrire l’histoire
de sa vie. Puis il recommença à écrire ;
Je suis né
à Caslin, dans le Nebraska, le 14 novembre 1968. Mon père avait une ferme. Il
devait de l’argent a trois banques. Ma mère était enceinte de moi depuis six
mois et mon père l’emmenait voir le médecin en ville quand la direction de son
camion a lâché. Il est allé dans le fossé. Mon père a eu une crise cardiaque et
il est mort.
Trois mois
plus tard, ma mère a accouché et je suis né comme je suis. Un sale coup pour
elle, après la mort de son mari.
Elle a
continué à s’occuper de la ferme jusqu’en 1973, puis elle a dû l’abandonner aux
« magouilleurs », comme elle les appelait. Elle n’avait pas de
famille, mais elle a écrit à des amis de Big Springs, dans l’Iowa. L’un d’eux
lui a trouvé du travail dans une boulangerie. Nous avons habité là-bas jusqu’en
1977, quand elle est morte dans un accident. Un type en moto l’a renversée un
jour qu’elle rentrait du travail. Ce n’était même pas sa faute. Défaillance des
freins. La malchance. Il ne roulait pas tellement vite. Les baptistes ont payé
l’enterrement de ma mère. Ensuite, ils m’ont envoyé à l’orphelinat des Enfants
de Jésus-Christ, à Des Moines. C’est là que j’ai appris à lire et à écrire…
Il s’arrêta. Il
avait mal à la main de tant écrire. Mais il y avait autre chose aussi. Il se
sentait mal à l’aise de revivre toute cette histoire. Il se leva pour aller
jeter un coup d’œil dans les cellules. Childress et Warner dormaient. Vince
Hogan était debout derrière la grille de sa cellule. Il fumait une cigarette et
regardait de l’autre côté du couloir la cellule vide où Ray Booth aurait dû se
trouver s’il n’avait pas pris la fuite. Hogan avait l’air d’avoir pleuré, comme
avait pleuré autrefois ce petit bonhomme abandonné de tous, ce petit sourd-muet,
Nick Andros. Il avait appris un mot au cinéma, quand il était encore enfant :
INCOMMUNICADO. Un mot qui avait toujours eu une résonance fantastique pour Nick,
un mot terrible qui cognait dans sa tête, un mot qui résumait toute la peur de
celui qui vit à l’extérieur du monde des gens normaux, qui ne vit que dans son
âme. Il avait été INCOMMUNICADO toute sa vie.
Il se rassit et relut la dernière
ligne. C’est là que j’ai appris à lire et à écrire. Mais ce n’était pas
aussi simple. Il vivait dans un monde de silence. L’écriture était un code. Pour
parler, il fallait remuer les lèvres, ouvrir et refermer la bouche, faire danser
sa langue. Sa mère lui avait appris à lire sur les lèvres. Elle lui avait
appris à écrire son nom en grosses lettres maladroites. C’est ton nom, avait-elle
dit. C’est toi Nicky. Mais naturellement, elle l’avait dit silencieusement
pour lui, des mots sans signification. Il avait commencé à comprendre quand
elle avait montré la feuille de papier, puis lui avait touché la poitrine. Le
pire pour lui n’était pas de vivre dans un monde de cinéma muet; le pire, c’était
d’ignorer le nom des choses. Ce n’est qu’à quatre ans qu’il avait véritablement
commencé à comprendre que les choses avaient des noms. Et il n’avait su qu’à l’âge
de six ans que ces grandes affaires vertes que l’on voyait dehors s’appelaient
des arbres. Il aurait voulu le savoir, mais personne n’avait pensé à le
lui dire et il n’avait aucun moyen pour le demander : il était
INCOMMUNICADO.
Lorsqu’elle était morte, la
régression avait été presque totale. L’orphelinat était un lieu de silence
angoissant où des petits garçons chétifs aux visages grimaçants se moquaient de
son silence ; deux camarades couraient vers lui, l’un les mains collées
sur la bouche, l’autre sur les oreilles. Pourquoi ? Sans aucune raison. Si
ce n’est peut-être que, dans la vaste classe des victimes, il existait une
sous-classe, celle des victimes des victimes.
Il avait cessé de vouloir communiquer. Son esprit avait commencé à rouiller, à se désintégrer. Il errait
comme un somnambule, regardant ces choses sans nom qui remplissaient le monde. Il
voyait les enfants dans la cour remuer les lèvres, ouvrir et refermer la bouche,
agiter leurs langues dans la danse rituelle de la parole. Et il lui arrivait de
rester à contempler un nuage pendant une bonne heure.
Puis Rudy était arrivé. Un homme
fort, chauve, le visage couturé de cicatrices. Un mètre quatre-vingt-quinze, autant
dire dix pour ce petit avorton de Nick Andros. Ils s’étaient rencontrés pour la
première fois dans une salle de jeu au sous-sol : une table, six ou sept
chaises et une télévision qui fonctionnait quand elle voulait bien. Rudy s’était
accroupi pour que ses yeux soient à peu près au même niveau que ceux de Nick. Puis
il avait posé ses grosses mains calleuses sur sa bouche, ses oreilles.
Je suis sourd-muet.
Nick s’était retourné, maussade :
Qu’est-ce que ça peut me foutre ?
Rudy lui avait donné une claque.
Nick était tombé. Sa bouche s’était
ouverte et des pleurs silencieux avaient commencé à rouler de ses yeux. Il ne
voulait pas être là avec ce monstre couvert de cicatrices, cet ogre avec sa
vilaine tête chauve. Il n’était pas sourd-muet, il se moquait de lui.
Rudy l’avait doucement remis sur
ses pieds pour le conduire vers la table, devant une feuille de papier. Rudy la
lui avait montrée du doigt. Nick l’avait regardée d’un air boudeur, puis s’était
retourné vers l’homme chauve en secouant la tête. Rudy lui avait montré à nouveau
la feuille blanche. Il avait sorti un crayon de sa poche et l’avait tendu à
Nick. Nick l’avait laissé tomber sur la table, comme s’il lui avait brûlé les
doigts, et il avait encore secoué la tête. Rudy avait montré le crayon, puis
Nick, puis le papier. Nick avait secoué la tête. Et Rudy lui avait donné une
claque.
Encore des larmes silencieuses. Le
visage balafré le regardait, vide de toute expression, si ce n’est une infinie
patience. Rudy montrait le papier. Le crayon.